Cinq

Hier soir je te racontais qu'il y a cinq ans, à peu près à la même heure, j'étais accroupie dans les couloirs d'un hôpital vide, accrochée au radiateur brûlant comme si la douleur des contractions pouvait s'estomper, comme vaincue par plus forte qu'elle.

J'étais venue vers 15h pour vérifier que c'était le jour J et j'avais terminé L'affaire Jane Eyre pendant mon heure de monito. On m'avait dit, vous êtes à quatre, vous voulez marcher? vous voulez une péridurale?

Il était 17h et j'ai choisi d'aller marcher, j'ai appelé le Mâle qui a géré le grand, qui a casé le grand, son lit parapluie et un doudou, qui l'a  couché et à demain, je reviens. Vite, promis je reviens.
J'ai marché et j'ai encore des images en tête, de la rue humide et du froid, des contractions et du sentiment de voir la vie défiler sans vraiment y prendre part.

Il était 23h quand on m'a dit d'attendre encore un peu.
Les heures ont défilé, j'ai eu une péridurale de justesse, "pile à 9 Madame mais il vaut mieux parce qu'il est de travers".

Tu étais de travers et on m'a donné quinze minutes avant une césarienne.
Tu as eu la clavicule fracturé mais tu as fini par arriver.
Sur mon ventre, et j'ai dit "ce n'est pas une fille, c'est un garçon" et j'étais tellement heureuse d'avoir un autre, de savoir et de découvrir combien tu pouvais être différent.

Et cette première année, comme dans un flou où rien ne se passe comme prévu.
Où on arrête un allaitement, où on tâtonne, où on ne dort plus.
Où tu hurles, où tu tousses, où tu enchaînes les pneumonies.
Jusqu'à tes neuf mois où on nous prend au sérieux.

Mon bébé reflux, il en aura fallu du temps, des larmes et de la patience.
ça a été difficile.

Tu as grandi.
Sensible.
Borné.
Buté.
Hilare.

Refusant fermement de manger tout ce qui n'était pas de la purée jaune.
Refusant fermement de faire ce que tu n'avais pas envie de faire.
Refusant fermement de dormir pendant une (longue) semaine à la naissance de ta petite sœur.
Refusant fermement de grandir quand nous sommes devenus six.
Imprévisible.

Mon Moyen.
Tu me touches parce que tu me ressembles, peut être encore plus que les autres.
Tu m'énerves encore plus que les autres, peut être parce que tu me ressembles...

Tu souris, tu rigoles, tu fais le clown, le pitre, tu sais ce qui marche et tu sais faire rire.
ça te sauve parfois.
Tu pleures, tu chouines, tu maintiens que dans la Reine des Neiges, Elsa dit "Attends Anna" et tu prends ta voix tremblante et tes yeux plein de larmes pour le dire. Tant est si bien qu'on finit par acquiescer.

Tu fais ton casse-tête comme personne et tu te moques de moi qui n'arrive à rien encastrer du tout. Tu es derrière moi à Candy Crush avec ton frère et ta soeur et tu décomptes les déplacements.

Tu es plein de manies, tu t'endors avec ton nin-nin et ton bébé Hérisson (oui oui, celui offert par Spontex) et tu veux qu'on allume la tortue pour voir les étoiles bleues. Et la lune. Il faut que tu voies la lune.

Mon Moyen.
Passé chez les grands à la Toussaint et ravi de faire "du bon travail".
Tu comptes tout et tu voudrais compter jusqu'à 1000 mais "ça prend du temps maman, alors fais-le toi."
Tu as toutes les voitures de Cars (ou presque) et tu connais leurs noms.
Tu es câlin et j'en profite. Tu renverses les caisses de jouets et tu ne ranges rien.
Tu joues au papa et à la grande soeur avec ta petite soeur et nous vous regardons...
Tu hurles sur ta soeur, qui te hurles dessus. Et nous vous séparons.

Cinq ans et on voudrait pouvoir parfois mettre sur pause ces moments-là, garder de ta candeur et de ta bouille de môme, garder ton rire éclatant et ta voix stridente qui rend fou.
Cinq ans et mon dieu, que serait la vie sans toi, qu'elle serait triste, qu'elle serait terne...

Cinq ans et une façon d'aborder la vie.
"C'est pas grave" et on continue.
Cinq ans et un caractère de putois qui réclame de l'eau pour la trente-huitème fois en dix secondes.
Cinq ans et un goût vestimentaire bien affirmé, du pirate et du rock and roll.

Merveilleux cinq ans mon Moyen.
La route est tracée par ton frère mais tu prends quelques chemins de côté avant de le rejoindre.
Cinq ans et je pense que ton frère non plus ne se souvient plus comment c'était sans toi.

Et ce matin.
"Quand j'étais dans ton ventre, je vous entendais. Je ne savais pas que j'allais avoir des parents comme ça. Je ne savais pas mais je vous ai entendu dire mon prénom. Et je savais que c'était vous".

Comme nous savions que c'était toi.