A un moment, on sait que ce qu'ils vivront désormais fera partie intégrante de leur vie.
On sait qu'ils se souviendront. De quoi? De qui? Peu importe. Mais ce qui peut nous paraître anodin ne l'est peut être pas et ces moments passés à leurs côtés sont ceux qui resteront ancrés jusqu'à la fin.
Que restera t-il de ce que nous faisons, de ce que nous disons, de ces mots échangés, des chansons murmurées?
Que garderont-ils des virées piscines, des engueulades pour des salles de bain inondées, des tristes chagrins pour des jouets cassés.
J'essaie parfois de me souvenir du premier souvenir mais bien souvent ce sont les photos que je m'approprie, bien plus que de réelles sensations. De ces premières années ne reste rien de concret, rien de palpable, que la certitude que ces années furent heureuses, puisqu'on me le dit, puisque je le vois, puisque je le sens.
Ils se souviendront, peut être, maintenant, de leurs chambres respectives et des nounours de leur enfance. Ils se souviendront, probablement de certaines odeurs qui leur rappeleront, dans quelques années un petit "je-ne-sais-quoi" nostalgique.
C'est difficile de savoir.
J'avais envie de m'y replonger dans ces premiers moments, en essayant de mettre le doigt sur ce dont je me souviens vraiment. Cinq souvenirs d'enfance, les plus justes et les plus marquants, comme pour les inscrire à jamais.
- J'ai trois ou quatre ans, probablement, puisque je suis en petite section. J'ai dans la poche un catalogue minuscule de Barbie. Que la directrice m'a confisqué parce qu'on ne ramène pas ça à l'école. Je suis d'ailleurs dans son bureau parce que j'ai refusé d'aller manger à la cantine.
"Mon papa va venir me chercher parce qu'on part à Paris". J'ai insisté, j'ai juré que c'était vrai, j'ai pleuré. Je suis assise, toute petite, sur une chaise un peu trop haute, je vois le catalogue de Barbie dans les mains de la directrice qui tente de joindre mes parents.
C'est vendredi prochain que tu pars à Paris Marie.
Alors je fonds en larmes et elle me rend mon catalogue. Je remonte les allées de la cantine en lui tenant la main et je vais manger avec elle. L'après midi, nous ferons du triangle en musique.
- J'ai cinq ans, bientôt six et je suis au Cp. Je suis de fin d'année bien entendu et je suis la plus petite. Comme je sais lire, aujourd'hui je suis passée au Ce1. On m'a changée de place, je suis dans le rang de gauche, à côté d'un certain Jérôme qui ne me prêtera jamais sa gomme et qui nous fera avoir zéro en maths puisqu'il copiera sur moi (alors que j'avais complètement faux, je vous rappelle que je suis une buse en maths) sans jamais se dénoncer. Mon livre de Français est ouvert et on me demande de lire le texte et de faire les deux flèches bleues. La maîtresse passe aux autres niveaux, nous sommes 20 en classe, du Cp au Cm2, le bonheur des petits villages.
Je lis le texte. Et je ne trouve pas les flèches bleues. Je ne comprends pas de quoi elle parle.
Et pendant de longues minutes qui m'ont parues des heures, j'attends, je cherche.
Je n'ose pas lever le doigt, je n'ose pas faire un geste ni proférer un son, je n'ose pas demander, je n'ose même pas tousser. Tétanisée.
Ce qu'on a le droit de faire ou pas, je n'en ai aucune idée. Je suis désemparée.
Je me souviens encore d'avoir regardé toute la classe. De m'être demandé ce que je faisais là.
Et d'avoir attendu, l'air concentré, abîmant mes yeux sur la page pour trouver ces flèches bleues.
Qui étaient en fait de petits symboles à côté des questions de lecture. Bêtement. Soulagement.
- J'ai six ans et mon père nous a rapporté d'un congrès en Egypte des tee-shirts avec des hiéroglyphes. Un jaune et un rose pour ma sœur et moi. Nous les adorons. C'est bien simple, je pense que ce tee-shirt arrive ex-æquo avec la chemise de nuit Malabar que Maman nous a trouvé à Troyes. Sauf que ce matin, nous ne trouvons pas nos tee-shirts avec ma petite soeur. Nous fouillons, nous réclamons. Pendant plusieurs jours, le mystère demeure et même ma mère ne parvient pas à remettre la main dessus (c'est dire).
Nous les avons retrouvé dans le bac à torchons, près des chaussures et du cirage. Inutile de vous dire que nous avons pleuré et que nous nous en souvenons encore toutes les deux.
C'était Mamie la coupable et je me suis promis de ne jamais transformer un vêtement des enfants en chiffon à chaussures.
- J'ai neuf ans, probablement et je passe ma première nuit à l'hôpital sans ma maman. Nous sommes trois dans la chambre. Une grande dont j'ai oublié le nom, une petite Gwenaëlle qui a 5 ans et moi. J'ai neuf ans et je n'aime pas dormir toute seule à l'hôpital, même si ma mère est restée jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus rester. Je suis dans mon lit, le plus à droite en rentrant et la petite est à côté de moi. Elle a une girafe pour dormir, un truc qui lui envoie de l'air parce qu'elle a une mucoviscidose et qu'elle peine à respirer. J'ai neuf ans et j'ai compris que la petite à côté de moi ne les aurait peut être jamais. Je ne dors pas cette nuit là, j'écoute la respiration difficile de ma voisine et je veux juste qu'elle ne meure pas.
Je ne sais pas combien de temps j'ai attendu dans le noir, combien de temps nous avons chuchoté avec la grande du bout, combien de fois l'infirmière est venue nous dire qu'il fallait dormir mais j'ai le souvenir d'une longue et triste nuit.
Je ne sais pas non plus ce qu'elles sont devenues, elles qui vivaient là, moi qui ne suis pas restée si longtemps, moi qui ait eu la chance, finalement, de m'en sortir quelques années après. Je ne sais pas mais je pense souvent à elles.
- Et puis ce dernier amas de souvenirs en vrac, qui sont finalement de plus petits moments. Qui sont finalement ceux qui m'ont construit. Ceux dont je ne me souviens plus très bien mais qui laissent dans la bouche un arrière goût sucré. Ceux dans lesquels le cerveau pioche, de temps en temps.
Les glaces banane-chocolat alors qu'on devrait être au lit, sur la plage en Corse.
Les spirales anti-moustiques qui se consument sous nos yeux pendant que les grands parlent et qu'on se love sur les genoux d'un parent.
Les veillées de Noël quand on attend tous les trois sur le canapé en regardant des Tex Avery.
Les descentes des escaliers sur des vieux matelas et les histoires de Barbie assises sur le béton.
Les cabanes, encore et encore, les virées dans les égouts et les remontées de ruisseau en bottes.
L'école de ski que l'on déteste et les yeux qui cherchent sur les pistes la combinaison jaune et bleue de ma mère.
La trouille, la nuit, et les mains qui se tiennent. Les livres lus sous la couette avec le doigt qui reste appuyé sur la petite lumière du réveil. Les promenades en anorak pour casser les flaques. Aller à l'école à pied et marcher dans une bouse. Revenir couverte de fourmis et finir dans un bain en pleurant qu'elle vont nous dévorer.
Mon père qu'on vient chercher au milieu de la nuit parce qu'un homme est allongé sur la route nationale, privilège d'être médecin. Les maux de ventre tard dans la nuit, seule à attendre que ça passe. Ma trouille de la mort qui me frappe de plein fouet, souvent, très souvent, que je mets de côté mais qui me réveille, inlassablement.
Les sorties cinéma intello de ma mère, où nous passons trois heures à nous regarder en levant les yeux au ciel. Pour entendre ma mère nous dire à la sortie "c'était superbe non les enfants?".
C'est drôle comme je me rends compte que les souvenirs qui restent ne sont pas les plus drôles. Ce sont ceux qui m'ont marqué parce que j'en ai tiré quelque chose, parce qu'ils ont continué à me trotter dans la tête et qu'ils m'ont aidée/forcée à prendre conscience, à grandir.
C'est cela qui reste finalement.
Le bon, le drôle, le rigolo, on le porte en nous, il nous accompagne.
Le triste, le poignant et l'émouvant nous force à avancer et nous aide à devenir ce que nous sommes.
Ce sont des souvenirs qui restent, qui resurgissent à la faveur d'une odeur ou d'une discussion, des souvenirs précieux.
Je n'aurais pas parié sur certains, d'autres s'imposent à moi et je suis certaine d'avoir oublié des choses qui, pourtant, sur le moment, m'avaient fait promettre de ne pas les mettre de côté.
Parfois je me demande ce dont ils se souviendront et j'ai beau me dire que notre rôle est aussi de leur permettre de se construire de jolis souvenirs, je sais pertinemment que tout cela ne dépend pas de moi. Ils vivent seuls les choses, et les ressentent comme jamais personne ne pourra les ressentir.
C'est en cela qu'avoir des enfants est merveilleux. Rien de ce que nous vivons tous les six n'est identique. Rien.
Article en vrac, comme souvent, comme toujours quand j'essaie, pendant mes quelques minutes de répit, de mettre des mots.
Mais vous avez pigé, comme souvent, comme toujours.